Bastelica
Le « divertissement de l’âme » d’un peintre pluriel
Marie-France, Martine et Lœtitia
Les soeurs Bastélica, Marie-France, Loetitia et Martine, ont une singularité irréductible. Ce sont de vraies triplées, puisqu’elles ont un patrimoine génétique rigoureusement identique. Elles exercent l’art de la peinture de façon tout aussi indissociable puisqu’elles peignent réellement en commun et signent d’un seul patronyme, le leur.
Il convient d’éviter les lieux communs inhérents à leur statut de jumelles et d’artistes. Les soeurs Bastélica vivent sereinement leur relation triple qui leur est une source de sécurité et de bonheur. Elles sont ouvertes aux autres. Elles ne ressentent pas comme une contrainte, mais au contraire comme une attention agréable, la curiosité qu’elles suscitent et qui leur a valu nombre d’articles de presse et d’émissions de télévision. Cependant, si leur peinture prime, si l’émotion que fait naître une oeuvre d’art se suffit à elle-même, le phénomène qu’elles incarnent des naissances gémellaires de « haut rang », comme leur manière fusionnelle de peindre ont évidemment leur importance.
Car Bastelica est, fondamentalement, un peintre pluriel. Les trois soeurs éprouvent les mêmes envies de peindre, au même moment, les mêmes sensations, les mêmes plaisirs. On peut parler d’osmose dans la création de leurs oeuvres qu’elles élaborent lentement, la nuit, dans le calme de leur atelier-grenier de la périphérie de Grasse, la ville où elles sont nées. Chaque espace de la toile est « occupé » par chacune d’elles. Soit simultanément, soit alternativement, il est travaillé par les trois, en toute communauté d’esprit, égalité d’inspiration et d’imaginaire. Les jumelles se disent unies, en un mot, par ce qu’elles appellent un « fil dargent ».
Double perte
Il est non moins remarquable qu’elles évoluent, aussi, ensemble. Ayant toujours voulu « être artistes » et l’étant devenues, à partir de 1993, après d’inévitables détours du destin, elles ont, d’abord, longuement exploré une veine onirico-hyperréaliste.
« On est de son enfance comme on est d’un pays ». Antoine de Saint-Exupéry nous donne la clef essentielle de l’univers des soeurs Bastelica. Leur enfance a été heureuse, contemplative, baignée de nature et, ô combien, rêveuse. Elle a orienté leur façon d’appréhender la vie comme elle a modelé leur sensibilité artistique. Leur première manière de peindre a correspondu chez elles à l’expression d’un monde idéalisé et enchanté, voire magique, et à une conception de la beauté liée à un goût constant pour la perfection plastique. Leur sujets d’inspiration : la nature, en particulier les fleurs, mais aussi des portraits revisités de personnalités, admirées et hissées au rang de modèles, du monde du cinéma et de la musique.
Comme un événement imprévu dans leur vie professionnelle avait décidé de leur vie d’artiste, une double perte affective, en 2003-2004, a été à l’origine d’un tournant marquant dans leur style et leur inspiration. Cette profonde cassure, concernant personnellement deux d’entre elles mais, naturellement, ressentie par les trois, a d’abord engendré tristesse, souffrance, angoisse et stérilité. Les mois passaient, les trois soeurs n’arrivaient plus à peindre. Jusqu’à ce que Martine ait la vision d’un oeuf (elle parle de « flash ») et peigne, avec les deux autres, un tableau sur ce thème. L’oeuf, symbole évident de naissance, ou, dans leur cas, de renaissance.
Le style, et plus encore la « philosophie » des oeufs évoquaient Magritte. Cest-à-dire une nouvelle conception et une nouvelle représentation de la réalité accompagnées d’une simplicité formelle. Retrouver le bonheur de peindre leur suggéra d’appeler leur métamorphose « divertissement de l’âme ».
Il y eut quelques toiles charnières entre leur ancienne et leur nouvelle écriture (dont « Ailleurs » oeuvre d’inspiration dalinienne), comme il y a des réminiscences de la première dans les tableaux d’aujourdhui, notamment dans les fonds, de plus en plus travaillés.
Mais l’évolution paraît décisive. La nouvelle écriture de Bastelica se caractérise par une stylisation poussée des sujets, un trait nerveux sans influence sur le « fini » et un amour des couleurs vives. Elle emprunte deux voies différentes et simultanées. L’une, que l’on appellera linéaire, recherchant un « effet ruban », exprime, dans l’esprit des trois soeurs, le féminin. L’autre, géométrique, est distinctive du masculin.
Changer de facture n’exclut pas une certaine continuité, en particulier la prégnance du rêve et de l’imaginaire. La narration passant au second plan, cette peinture renouvelée apparaît sobre et libre. Aussi bien, elle suscite une émotion directe.
Nous sommes dans un nouveau monde combinatoire de formes, où l’abstraction domine sans dénier ses droits à la figuration. Bastelica, le peintre démultiplié, le signataire unique d’oeuvres collectives, a-t-il inventé une « nouvelle, nouvelle, figuration » ? Les références à d’autres peintres existent forcément mais sont ténues La peinture des trois soeurs se situe désormais, comme leur toile du même nom, dans un « ailleurs » que chacun est appelé à nommer et à s’approprier.